C’est tout…

C’est tout de même vrai que j’ai un métier maintenant et qu’il commence à s’organiser. Pas une foule de clients, bien sûr, mais si je ne perds pas ceux que j’ai (si je ne les perds pas en effet !), cela pourrait tourner. Donc, soignons-les, un par un.

Cet après-midi, je me rends chez la Générale que je n’ai pas visitée depuis quelques semaines, à cause d’une grippe qui l’a secouée mais qui, paraît-il, est impatiente de me voir revenir. C’est la bonne qui m’a dit cela au téléphone. Enfin, je veux dire : la gouvernante. Le bizarre personnage, vous savez bien. Quand j’arrive, elle me confirme que la Générale était impatiente et elle ajoute qu’elle était impatiente elle-même, car je leur apporte à toutes deux elle ne sait quelle lumière, quelle chaleur. Cela vient sans doute de ma présence, mais tout particulièrement de ma voix. Elle aimerait tant pouvoir assister aux séances de lecture. Elle en serait charmée, délectée. Ces compliments me sont adressés sans aucune pudeur, d’une manière beaucoup plus directe que les précédentes fois. Elle a l’air très étrangement corsetée sous une blouse sévère et une jupe à plis droits serrée à la taille par une sorte de ceinturon. Ses cheveux sont plus tirés que d’habitude. De vraies flammèches jaillissent de ses yeux. Brusquement, elle regarde sa montre et me dit que sa maîtresse était d’autant plus impatiente que je suis en retard. J’explique qu’il y a de l’agitation dans les rues, je ne sais quels embouteillages, que j’ai dû laisser ma voiture assez loin et venir à pied.

À ce moment précis, la Générale ouvre sa porte, sort de sa chambre, figure hagarde, grandiose et impressionnante et, brandissant un journal, me reproche de ne pas lire la presse, moi qui y publie des annonces : Vous auriez su, Nouchka, dit-elle, qu’il y a aujourd’hui dans notre ville une importante manifestation des employés d’autobus, organisée par leur syndicat, et que les ouvriers des usines Thoms qui se trouvent comme vous le savez à trois cents mètres d’ici, et où justement on fabrique des autobus, vont probablement s’y joindre dans l’après-midi… il me reste à souhaiter qu’ils passent sous mes fenêtres… en attendant, si vous voulez bien, nous allons reprendre notre lecture où nous l’avions laissée… je n’ai pas perdu le fil, malgré cette grippe qui m’a terrassée (vrai roulement de tonnerre magyar !)… Je lui dis que ce n’est sûrement pas une grippe, même prolongée, qui viendra à bout d’une constitution aussi robuste que la sienne et j’exprime mon admiration pour sa vitalité comme pour sa vigilance politique et syndicale jamais en défaut. L’autre, une fois de plus, s’est évanouie : je croyais pourtant qu’elle mourait d’envie d’assister à la lecture.

À vrai dire elle n’y aurait pris qu’un plaisir très relatif, car il me faut encore revenir à un texte de Marx, abordé lors de la dernière séance et qui n’est pas plus drôle, à mes yeux du moins, que les précédents, bien qu’il traite de robinsonades. C’est en effet un passage de la Contribution à la critique de l’économie politique où il est question de Robinson Crusoé et de la société bourgeoise. Je lis, tandis que la Comtesse boit son thé, adossée à ses coussins :

« Le chasseur et le pêcheur individuels et isolés, par lesquels commencent Smith et Ricardo, font partie de ces plates fictions du XVIIIe siècle. Les robinsonades n’expriment aucunement, comme certains historiens de la civilisation se l’imaginent, une simple réaction contre des excès de raffinement et un retour à un état de nature mal compris. Pas plus que ne repose sur un pareil naturalisme le Contrat social de Rousseau, qui établit des relations et des liens, au moyen d’un pacte, entre des sujets indépendants par nature. C’est là l’apparence, et l’apparence purement esthétique, des petites et des grandes robinsonades. Elles sont plutôt une anticipation de la « société bourgeoise », qui se préparait depuis le XVIe siècle et qui, au XVIIIe siècle, marchait à pas de géant vers sa maturité. Dans cette société où règne la libre concurrence, l’individu apparaît dégagé des liens naturels, alors que… »

Je lève la tête, surprise par un bruit assez tumultueux qui monte de la rue et envahit presque la pièce. La Comtesse ne s’était pas trompée. Elle bondit littéralement de son lit, trop heureuse d’imaginer que des manifestants soient en train de se rassembler sous ses fenêtres. Robinsonades, dit-elle avec une sorte de joie mauvaise, beaucoup trop de robinsonades ! Vous avez entendu parler, bien que vous ne lisiez pas les journaux, des écologistes et de ceux qu’on appelle les verts… en Hongrie, ce sont les bleus… voilà les robinsons modernes… il faut leur opposer les saines réalités du peuple et de la rue… Avant même que j’aie eu le temps de dire quoi que ce soit, elle va vers la fenêtre, en chemise, tire les rideaux, ouvre largement les persiennes d’une façon si déterminée que j’ai le sentiment qu’elle va commettre inéluctablement un véritable acte de folie ou, en tout cas, s’exposer en cette saison aux périls d’un brutal refroidissement qui, à son âge, pourrait être mortel. Que faire pour la retenir ? Sa véhémence paraît plus forte que tout. Je songe un instant à appeler la servante, mais je pressens que cela apporterait probablement plus de complication que d’aide. J’essaie pourtant d’éloigner la vieille dame de la fenêtre. Elle me désarme en disant : Laissez-moi faire, j’ai tout prévu !

Elle a en effet rassemblé sous son lit plusieurs des drapeaux rouges de sa collection. Elle écarte le chat mauve qui dort sur l’un d’eux. Elle les retire un par un et les brandit maintenant à la fenêtre, avec les signes de la plus vive excitation. Elle se penche tellement que j’ai peur qu’elle ne tombe et je m’agrippe à sa chemise pour la retenir.

Effectivement, le cortège des manifestants est en train de passer dans la rue. On peut voir toutes sortes de banderoles, notamment des banderoles de la C.G.T. Des hommes et des femmes se tiennent par le bras en scandant des slogans, certains ont leurs uniformes de travail, des vêtements de traminots. Je redoute qu’on ne prenne l’initiative intempestive de la Générale pour une provocation et, de fait, le cortège s’arrête un moment sous les fenêtres, les manifestants se rassemblent sur le trottoir, semblant marquer le pas d’une manière inquiétante, les yeux interrogateurs, les visages levés vers la façade de l’immeuble. Il en arrive d’ailleurs de tous côtés, une foule s’agglomère. La Comtesse semble tout à fait satisfaite et remue avec fougue ses vieux bras, de droite à gauche, pour agiter ses drapeaux historiques dont elle secoue littéralement la poussière aux quatre vents. Je ne sais que faire. La foule, dirait-on, gronde. Mais, tout d’un coup, au contraire, c’est comme un vaste vivat qui monte d’elle, une houle d’acclamations. Jamais sans doute on n’a vu autant de monde sous ces fenêtres. Ni entendu une telle clameur. La Générale tourne vers moi un visage radieux et impérieux et me demande d’aller chercher, toujours sous son lit, une cassette où elle a enregistré, dit-elle, l’Internationale.